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mardi 12 mai 2015

Ugo Bardi : "Nous modifions de manière irréversible les conditions de vie sur la terre"

Ugo Bardi : «Nous modifions de manière irréversible les conditions de vie sur la Terre»

 |  PAR JADE LINDGAARD
Le système économique actuel ne dérègle pas seulement le climat. Il détruit les ressources naturelles que la Terre a mis des centaines de millions d’années à former. Ces bouleversements sont irréversibles, analyse Ugo Bardi, auteur d'un récent rapport du Club de Rome, Le Grand Pillage, publié ces jours-ci en français.
En 1972, un groupe de chercheurs, réunis sous l’appellation de Club de Rome, publie un rapport retentissant sur Les Limites à la croissance économique. Plus de quarante ans plus tard, ce rapport est un jalon de la pensée écologique (actualisé et republié en 2011). Son originalité est, alors, d’étudier l’évolution à long terme du système« monde », résument Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans Comment tout peut s’effondrer. Pour eux, le message principal du Club de Rome en 1972 disait : « Si l’on part du principe qu’il y a des limites physiques à notre monde, alors un effondrement généralisé de notre civilisation thermo-industrielle aura très probablement lieu durant la première moitié du XXIe siècle. »
Reprenant cette approche des systèmes complexes, Ugo Bardi, professeur de chimie et membre du comité scientifique de l’Association pour l’étude des pics de pétrole et de gaz naturel (ASPO), l’applique cette fois-ci à l’analyse de l’écosystème. Pour lui, le système économique actuel ne dérègle pas seulement le climat. Il détruit les ressources naturelles que la Terre a mis des centaines de millions d’années à former. Ces bouleversements sont irréversibles, en conclut-il dans un rapport remis au Club de Rome en 2013. Il est publié ces jours-ci en français sous le titre Le Grand Pillage – Comment nous épuisons les ressources de la planète (Les Petits matins/Institut Veblen).
À propos de l’épuisement des ressources naturelles en minerais et métaux, dans votre livre Le Grand Pillage, vous parlez de « mort de Gaïa ». Pourquoi ?

Ugo Bardi.
 La mort de Gaïa, c’est un scénario extrême. Ce qu’on appelle Gaïa, c’est l’écosystème terrestre. C’est un système de rétroactions planétaires qui stabilisent le système Terre. Par exemple, la concentration de CO2 est le principal facteur de stabilisation de la température de la planète (l’effet de serre). Le CO2 est le thermostat de la Terre. Autre exemple, si la surface des glaciers polaires augmente, elle réfléchit plus les rayons solaires et donc la température refroidit. Aujourd’hui, il se passe le contraire : on réchauffe tellement l’atmosphère que les glaciers s’effondrent et qu’on absorbe de plus en plus de rayons solaires, ce qui réchauffe le système. C’est vraiment dangereux.
Depuis vingt ans, nous comprenons beaucoup mieux ce système de régulations terrestres. C’est une révolution scientifique. Si l’on veut comprendre le système terrestre, il faut le regarder sur toute sa vie. Il a commencé il y a plus de 4 milliards d’années. Or quand on parle de changement climatique, le plus souvent, on pense aux modèles des climatologues, notamment utilisés par le Giec (Groupement d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat). On entre des données dans un ordinateur et on calcule la hausse des températures dans cinquante ans en fonction de l’augmentation de la concentration de gaz à effet de serre.
Ugo Bardi à Paris, le 6 mai 2015. (©JL)Ugo Bardi à Paris, le 6 mai 2015. (©JL)
Certains relativisent l’importance du dérèglement climatique au prétexte que le système a toujours changé. C’est vrai. Mais il faut comprendre les raisons de ces changements, et bien voir qu’ils ne sont jamais neutres. Aujourd’hui, les humains sont dans la situation de pouvoir causer des bouleversements encore plus importants que ceux du passé. En tant qu’êtres humains, nous accélérons un processus naturel d’évolution de l’écosystème. La mort de Gaïa, c’est provoquer une perturbation tellement forte que l’on génère un changement climatique violent. Pour se rendre compte de ce qu’est vraiment le dérèglement du climat, il faut donc observer le système terrestre sur plusieurs centaines de millions d’années. 

Brûler les énergies fossiles n’émet pas seulement des gaz à effet de serre. Cela détruit le résultat d’un processus de formation qui a pris des centaines de millions d’années. Est-ce irréversible ?

Les personnes qui utilisent des combustibles fossiles, pour faire rouler leurs voitures par exemple, ne pensent pas à ça. Elles pensent que c’est simplement un combustible. Un « cadeau » que l’on trouve dans la terre. Mais pas du tout ! Ils ont été créés pendant des centaines de millions d’années par le système. L’oxygène que nous respirons est un sous-produit de la formation de ces combustibles fossiles.
Si l'on brûlait tout le charbon fossile qui existe dans la croûte terrestre, on utiliserait tout l’oxygène de l’atmosphère. Si l'on brûlait beaucoup de charbon, dans quelques centaines d’années, on aurait un gros problème de réduction de l’oxygène dans l’atmosphère qui menacerait la vie sur la Terre. Il faut comprendre ce type de choses. On touche à des mécanismes qui nous font vivre. Ces changements sont irréversibles. En anglais, on parle de « big history », la grande histoire, l’histoire de l’univers vue comme un processus irréversible.

Pourquoi ne serait-il pas possible d’inventer les technologies permettant de remplacer les fossiles ?
C’est absolument possible. Il faut être un peu optimiste. On ne peut pas reconstituer les combustibles fossiles. Mais on peut fabriquer d’autres énergies. Le rapport de l’Ademe, censuré par le gouvernement français, en offre un bon exemple : il est possible en France de produire 100 % de l’électricité à partir de technologies renouvelables. On peut trouver une quantité incroyable d’énergies renouvelables sur la Terre. C’est un énorme changement technologique, social, politique et stratégique. Avec les techniques renouvelables, on peut travailler sur les ressources minérales, on peut recycler, être plus efficace. C’est un monde différent. On peut fabriquer des éoliennes différemment qu’on ne le fait aujourd’hui, sans terre rare, avec des techniques simples.
Quand on parle de réformes politiques, on parle toujours au fond de garder le monde tel qu’il est. Ce n’est pas de cela que je parle. C’est d’un changement global. Avec les énergies renouvelables actuelles, tu ne pourras pas emmener ta famille en voiture de Paris à la Côte d’Azur. Mais tu pourras faire autre chose que tu ne peux pas faire aujourd’hui. Par exemple, respirer un air propre.
Les gouvernements se sont fixé pour objectif de ne pas augmenter la température moyenne de plus de 2 degrés. Mais en l’état actuel, le monde est parti pour une hausse d’au moins 4 degrés. Cela entraînerait la destruction de la société mondiale. Or, on pourrait éviter cette catastrophe. Pour cela, il faudrait investir dans les énergies renouvelables pour que les gens arrêtent d’utiliser le pétrole. Là, on baisserait vraiment les émissions de gaz à effet de serre. Pour y arriver, il faudrait multiplier par dix les investissements.
Une mine d'or au Soudan. (Mohamed Nureldin Abdallah, Archives Reuters)Une mine d'or au Soudan. (Mohamed Nureldin Abdallah, Archives Reuters)
L’énergie joue un rôle central dans ces bouleversements. Vous expliquez que l’épuisement des minerais ne sera pas causé par le manque physique de ressources naturelles mais par le manque d’énergies abordables pour les forer. Pourquoi ?
Pour forer, creuser, extraire, traiter, transporter des minerais… il faut de l’énergie. Un économiste fameux du XIXe siècle, William Jevons, expliquait déjà cela. Il faut des ressources pour produire de nouvelles ressources. C’est le principe de l’investissement. Historiquement, on extrait d’abord les ressources faciles d’accès. À l’époque de la ruée vers l’or en Californie, les gens trouvaient des pépites d’or. Ça ne coûtait presque rien. Aujourd’hui, on en produit beaucoup plus mais en l’extrayant de roches où on ne le voit même pas à l’œil nu. C’est très cher et très polluant. C’est ce que j’appelle « l’effet Tiffany ». Dans le film Petit Déjeuner chez Tiffany, la fille jouée par Audrey Hepburn regarde l’or de l’autre côté de la vitrine. Elle pense qu’elle est riche de seulement l’admirer. Mais il faut trouver un moyen de le sortir de derrière la vitrine. Sur la planète, il y a beaucoup d’or. La difficulté, c’est de l’extraire. Dans le futur, même avec beaucoup d’énergies renouvelables, on ne pourra plus le faire. On doit s’adapter aux limites de la planète.
Pourtant, l’économie perturbe ce tableau. Plus le pétrole est cher, plus il est rentable pour les pétroliers de le chercher dans des conditions difficiles et onéreuses (huile de schiste, forage en eau profonde, sables bitumineux…).
Cela ne se passe pas exactement comme cela en réalité. Le marché peut modifier la rentabilité de l’extraction. Mais derrière le marché, il y a un système physique. Pour extraire une ressource minérale, il faut des ressources physiques. On parle de capital, on peut le mesurer avec des outils monétaires, mais c’est quand même physique. Le marché peut obtenir que le système économique distribue plus de ressources à l’industrie pétrolière quand les prix du pétrole augmentent. Les gens vont investir dans cette activité. L’économie totale va affecter des ressources à l’extraction. Mais il faut bien les prendre quelque part. Ces ressources seront prélevées sur d’autres secteurs de l’économie : les subventions publiques, la recherche, la santé, les salaires, la démocratie.
La société s’appauvrit pour extraire plus. C’est l’effet du marché. C’est possible de le faire. Mais il faut payer. L’argument économique ne marche que si l’on croit à la croissance continue. Le problème, c’est que la société ne peut pas croître toujours. Les solutions financières masquent des problèmes physiques : la croissance de l’énergie nécessaire pour extraire des ressources minérales. Mais tout le monde ne le voit pas. Ça dépend de ta vision du monde.
À la fin de votre livre, vous parlez d’« eschatologie minérale ». Que voulez-vous dire ?
L’eschatologie est un domaine de la physique qui s’intéresse au fait que l’univers commence quelque part et finit quelque part. En tant qu’espèce humaine, nous avons éparpillé la concentration des minéraux que la Terre a créés pendant des centaines de millions d’années. C’est une eschatologie, le sort ultime du monde. Ces concentrations ne pourront plus jamais se reformer dans la Terre. Dans un futur très lointain, il est possible que l’on reforme beaucoup de pétrole. Chacun de nous peut former 4 ou 5 litres de pétrole dans quelques millions d’années, avec une bonne sédimentation. Mais certaines ressources ne se reformeront jamais. Les diamants par exemple, le charbon non plus. Eschatologie signifie un changement irréversible.
Votre livre est un rapport adressé au Club de Rome, groupe de chercheurs connu pour avoir publié en 1972 Les Limites de la croissance, l’un des premiers ouvrages à alerter sur l’impossibilité d’avoir une croissance économique continue. À l’époque, cette publication fut très critiquée alors que, 40 ans plus tard, ses conclusions sont globalement confirmées. Pourquoi un tel rejet ?
Cela a à voir avec la difficulté que nous avons à accepter certaines idées. En 1972, il y a eu beaucoup de débats et de discussions, c’est normal. Mais ce fut très acharné. Tout le monde a pensé que ce que disait le rapport était faux alors qu’il était très bien fait. Ce rapport n’est pas un évangile. C’est une étude scientifique, avec tous les défauts des études scientifiques. Son principal défaut était politique. Il parlait de l’humanité en général, sans préciser qui pouvait agir, où, et comment. Ce fut un best-seller, mais il n’a eu aucun effet sur la société.
Mon livre, aujourd’hui, je l’ai écrit parce que je suis optimiste. On pense toujours qu’on peut changer le monde, même si d’un point de vue rationnel, on sait aussi que c’est peu probable. Le mot-clé, c’est l’adaptation. Ne pas forcer le système. Parce que le système Terre est bien plus fort que nous.

Cet entretien a été réalisé mercredi 6 mai à Paris, en français, pendant un peu plus d'une heure, dans les locaux de la fondation Charles-Leopold Meyer.
Ugo Bardi, Le Grand Pillage – Comment nous épuisons les ressources de la planète, Institut Veblen/Les Petits matins, 427 pages, 19 euros.

Source : http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110515/ugo-bardi-nous-modifions-de-maniere-irreversible-les-conditions-de-vie-sur-la-terre?onglet=full

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