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samedi 18 janvier 2014

Projet des Mille Vaches (4)

On reprend la série des 6 articles écrite par Fabrice Nicolineau sur la ferme des Mille vaches

SERIE - Derrière les Mille vaches, un modèle agro-industriel désastreux

FABRICE NICOLINO (REPORTERRE)
jeudi 9 janvier 2014




Avec la ferme usine utilisant les vaches pour produire de l’électricité, on passe à une autre étape du système qui a provoqué l’hécatombe de la paysannerie et des dégâts environnementaux énormes. Ce n’est pas l’agro-écologie proclamée officiellement, mais l’agro-industrie généralisée.

Où l’on plonge en apnée dans une histoire tumultueuse, faite de moissonneuses, de pesticides et de tendres liaisons entre ministres et « syndicalistes » agricoles. Où l’on comprend un peu mieux qu’une vache n’est rien qu’une marchandise ordinaire.
C’est une vieille histoire, et elle est complexe. Mais sans en comprendre l’esprit, on ne peut raisonnablement saisir l’un des sens – peut-être le plus essentiel – du projet de « Ferme des 1000 vaches ». Quand la France sort des ruines de la Seconde Guerre mondiale, son agriculture est encore basée sur la polyculture et l’élevage traditionnels. Le tracteur est resté à la porte de nombreuses exploitations, où dominent toujours le cheval, le bœuf, l’âne. La victoire sur le fascisme bouleverse tout, car derrière les chars américains de la Libération apparaissent déjà les lourds engins agricoles, les pesticides et engrais, l’alimentation animale standardisée, l’industrie. Bientôt, le plan Marshall permettra à l’Europe de s’équiper à crédit, ouvrant de formidables marchés à John Deere, DuPont et – déjà – Monsanto.
Le modèle américain exerce après 1945 une force proprement inimaginable. Le maître mot de l’époque, repris en chœur d’un bout à l’autre de l’arc politique, est celui de progrès. L’institut national de la recherche agricole – l’Inra -, né en 1946, sera le fer de lance d’une modernisation qui n’est rien d’autre qu’une industrialisation massive. Les fondateurs de l’Inra – un Jean Bustarret en tête – font aussitôt alliance avec un Fernand Willaume, le premier lobbyiste de l’industrie des pesticides. Pas d’anachronisme pour autant ! En 1945, le DDT, qui sera interdit trente ans plus tard, est un produit miracle, célébré comme tel par tous. Parallèlement, l’animal d’élevage devient peu à peu un objet industriel comme un autre, presque comme un autre.
Les jeunes zootechniciens, souvent de braves résistants, font un à un le voyage en Amérique, où ils découvrent un système d’une productivité inouïe, dont le fleuron est le découpage taylorisé des animaux, dans les célèbres abattoirs de Chicago. Raymond Février, qui sera l’un des piliers de l’Inra, racontera bien plus tard, se remémorant son propre voyage outre-Atlantique : « Nous étions éblouis ».
Et tous étaient émerveillés. Même les paysans les plus éloignés du tableau. Deux itinéraires permettent de mieux comprendre. À main gauche, le Breton André Pochon, né en 1932. À la sortie de la guerre, « Dédé » est à peine adolescent, mais milite déjà la Jeunesse agricole catholique (JAC), vecteur essentiel de l’industrialisation des campagnes. Bien plus lucide que d’autres, il résistera pied à pied contre ce que nous appelons le« productivisme », démontrant dans sa minuscule ferme de neuf hectares, grâce à l’invention de techniques culturales sur ses prairies, que l’on peut vivre, et bien, sur une toute petite exploitation.
À main droite, le vainqueur, Michel Debatisse. Né en 1929, il est lui aussi un ardent militant de la JAC d’après-guerre. Et bientôt un dirigeant de cette organisation puissante, capable de rassembler 50 000 jeunes au Parc des Princes de Paris, en 1950. Debatisse est un croisé de l’industrie agricole, et d’autant plus que celle-ci lui donne les clés du pouvoir. Président du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA), il est un interlocuteur direct du général De Gaulle dès son retour au pouvoir, en 1958. Son rival au CNJA, Bernard Lambert, défait après bien des combats, sera plus tard le fondateur des Paysans Travailleurs, à l’origine de cette Confédération paysanne si active contre la « ferme des 1000 vaches ».
Mais revenons au passé. Quand Edgard Pisani est nommé ministre de l’Agriculture, en 1961, Debatisse devient un habitué de la rue de Varenne, siège du ministère. Il aura un grand nombre de réunions avec Pisani à son domicile privé, à l’angle de la rue Bayard et du cours Albert 1er. C’est là que s’emballe le processus d’industrialisation lancé après 1945.
En cinquante ans, les changements dans l’agriculture seront plus massifs qu’en dix siècles. Exemple entre tant d’autres : Pisani fait en février 1965 une tournée triomphale dans l’Ouest de la France, où il déclare sous les vivats : « La Bretagne doit devenir un immense atelier de production de lait et de viande ». Ce qui fut fait.
Debatisse poursuit sa route. Il sera le grand patron de la FNSEA entre 1971 et 1978, puis secrétaire d’État sous Giscard, entre 1979 et 1981. Par lui notamment, la France est devenue un grand pays de l’agriculture industrielle, vidée de ses paysans, farcie de pesticides, d’engrais et de plantes perpétuellement assoiffées, comme le maïs.
Notamment, car bien d’autres acteurs sont intervenus dans le processus, dont les coopératives agricoles et le méconnu corps des Ingénieurs du génie rural, des eaux et forêts (Igref, devenu Ipef en 2009). Ces derniers, grands ingénieurs d’État, ont joué un rôle central dans la disparition concrète de nos campagnes, organisant le drainage des zones humides, « recalibrant » des milliers de rus, de ruisseaux et même de rivières, remembrant à la hache des territoires légués par des siècles de lentes et patientes pratiques agricoles.
Après les nécrocarburants, les vaches électriques
Bref. Une gigantesque machine industrielle a complètement dévasté ce qui était une civilisation. Pochon incarnait probablement une autre voie, qui passait aussi par le changement. Mais pas le même. Relisons ces mots du grand historien Fernand Braudel dans son livre L’identité de la France :« Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres, dans la France d’hier et, plus encore, d’aujourd’hui », ajoutant : « La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».
C’est dans ce cadre-là, sans nul doute, qu’il faut replacer l’histoire de la « ferme des 1000 vaches ». Dans le cas d’espèce, on notera que le projet Ramery va plus loin que jamais. Pendant des décennies en effet, les tenants de l’agriculture industrielle ont prétendu nourrir la France, et le monde. On sait depuis l’aventure des nécrocarburants – autrement appelés bio ou agrocarburants – qu’il n’en est rien. Seuls comptent le chiffre d’affaires, et le profit. Après avoir osé changer des plantes alimentaires en carburant dans un monde où un milliard d’humains ont faim, voilà qu’ils entendent produire de l’électricité grâce à des vaches devenues un simple sous-produit.


Car ne l’oublions pas, tel est le centre nerveux de la « ferme des 1000 vaches » : obtenir par méthanisation des déjections un gaz ensuite transformé en électricité, et revendue au prix fort à EDF. Dans cette logique de mort, le lait n’est plus le merveilleux cadeau d’êtres vivants, auxquels on a déjà tout pris, mais une ligne supplémentaire sur un compte d’exploitation.
Il était en somme écrit que la crise du lait serait une tendance lourde de l’agriculture européenne. Quand la première Union se déploie, en 1960, elle garantit aux États membres un prix du lait plus élevé que sur le marché mondial, ce qui conduit à des surproductions massives. Les fameux quotas laitiers, mis en place en 1984, étaient censés adapter l’offre à la demande, garantissant de fait un prix jugé acceptable par certains producteurs.
L’hécatombe agricole
Mais lesquels ? Entre 1983 et 2011, les fermes laitières sont passées en France de 427 000 à 78 000, soit une division par cinq ! Une hécatombe. Ce que masquent de plus en plus mal les différentes réformes, dont celle de la Politique agricole commune (PAC) en 2003, et la fin des quotas laitiers, prévue en 2015, c’est le triomphe du libéralisme en Europe. Sans trembler, les autorités françaises (l’Institut de l’élevage) prévoient 50 000« exploitations » en 2015 et aux alentours de 25 000 en 2035. Ce qui serait évidemment le triomphe de l’idéologie Ramery et des fermes industrielles qu’il entend mettre en place s’il gagne la partie dans la Somme.
La logique de cette politique est limpide : la mondialisation implique des entreprises capables de se battre sur le marché, sans aides, sans visibilité, sans sécurité aucune. Elles seules sont capables de produire du lait à très bas coût et de concurrencer ainsi les grands producteurs internationaux. Les faibles, les vrais paysans, les campagnes vivantes, les fermes de taille raisonnable, la protection des eaux, des sols, et bien sûr des animaux eux-mêmes sont des obstacles à la réussite.
En juin 2013, la coopérative laitière Sodiaal – Candia, Yoplait – devenait la première coopérative laitière après absorption de 3A, avec un chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros et une collecte de 5 milliards de litres de lait chaque année. Ce qui n’est encore rien en face du Danois Arla Foods – 8,4 milliards de chiffre d’affaire annuel -, du Néerlandais Friesland Campina – dix milliards d’euros -, ou encore du Néo-zélandais Fonterra, avec ses onze milliards d’euros. Et derrière, malgré l’épouvantable scandale du lait contaminé à la mélamine, auquel ils ont tous deux été mêlés, les Chinois du Mengniu et Yili Group.
Face à un tel ouragan, que pèse un Stéphane Le Foll, notre ministre de l’Agriculture ? En 2009, sur fond de énième crise du lait, on l’avait entendu tempêter contre la Commissaire européenne à l’Agriculture, l’ultralibérale Mariann Fischer Boel. Alors que les paysans français étaient lancés dans une « grève du lait » désespérée, Le Foll, député européen socialiste, réclamait des mesures qui ne sont évidemment jamais venues.
Et de même, devenu ministre, on l’a entendu en mars 2013, devant le congrès de la Fédération nationale des producteurs de lait, affirmer avec solennité : « Je crois en l’avenir de la production laitière française, qui est un des atouts majeurs pour l’avenir de l’agriculture ».
De simples paroles verbales, qui n’ont pas empêché le même de se défiler purement et simplement au sujet de la « ferme des 1000 vaches ». On écoutera avec une certaine stupéfaction le ministre refiler le bébé au ministre de l’Écologie Philippe Martin, sans oser se prononcer sur le fond (à partir de 4min20).
Stéphane Le Foll, empêtré dans ses contradictions, prétend incarner un autre modèle d’agriculture, écologique. N’a-t-il pas organisé au palais d’Iéna (Paris), le 18 décembre 2012, uneConférence nationale vantant une France devenue par un coup de baguette magique « référence mondiale de l’agroécologie » ? Avec la « ferme des 1000 vaches », le voilà au pied du mur. On s’y met, monsieur le ministre ?

La Confédération Paysanne : "Il s’agit aujourd’hui d’empêcher la disparition des paysans

La mobilisation contre la « ferme des 1000 vaches » a deux têtes. Ou deux corps. À moins qu’il ne s’agisse d’un seul et même organisme. À l’origine, Novissen, une association d’autant plus remarquable qu’elle s’est construite sur les bases bien connues du Nimby. Nimby pour Not In My BackYard, qui signifie : Pas de çà dans mon arrière-cour. Mais chemin faisant, ceux de Novissen ont ouvert des réflexions de fond sur l’agriculture intensive, le sort fait aux animaux, la démocratie. C’est sur ce terrain-là qu’ils ont rencontré la Confédération paysanne.
La Conf’, comme on appelle familièrement la Confédération paysanne, est une étonnante figure sociale. Elle marque une rencontre improbable entre des paysans de gauche – leur figure tutélaire est le tribun Bernard Lambert, prématurément disparu en 1984 – et les néoruraux – leur symbole le plus connu est José Bové -, installés dans les campagnes après mai 1968. Bien que très minoritaire, la Conf’ a remporté près de 20 % des voix aux élections pour les chambres d’agriculture en 2013.
La Somme, où se situe le projet de ferme Ramery, est pour la Conf’ une terre de mission, où elle ne compte qu’une poignée d’adhérents, et sans l’entrée en scène de Pierre-Alain Prévost, on en serait peut-être resté là. Prévost est un grand gars de 28 ans, à la tête bien faite, bougrement sympathique. Il a fait des études supérieures de commerce, travaillé au Vietnam puis étudié en Inde, avant d’être contrôleur de gestion pour la grande industrie. Mais sa vraie passion est ailleurs. Il veut, il va créer une ferme équestre, dans le sud de la France.

Quand il reçoit Reporterre au siège de la Conf’, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), on ne peut éviter un petit étonnement. Le responsable des Campagnes et Actions – son titre officiel - ferait aussi bien l’affaire à Greenpeace ! Pour Prévost, tout commence à l’été 2012. Coordinateur de la Good Food March – une grande marche européenne qui converge vers Bruxelles -, il croise la route des Novissen. Prévost : « C’était en septembre 2012, à Abbeville. Et puis je les ai revus au Salon de l’Agriculture, début mars 2013. À ce moment-là, j’ai dit au Comité national de la Conf’ : ’Il faut y aller !’. J’ai creusé le dossier, j’ai appelé pas mal de gens, et à partir de juin, les choses se sont emballées ».
À partir de juin 2013, en effet, les choses sérieuses commencent. Pendant tout l’été, un petit groupe de la Conf’ prépare dans le plus grand secret une action contre la « Ferme des 1000 vaches ». À l’arrivée, dans la nuit du 11 au 12 septembre 2013, un démontage nocturne et symbolique du chantier, rigolo en diable. Michel Ramery portera plainte, conduisant à la mise en examen de six personnes.
Mais la Conf’ n’entend évidemment pas en rester là, et les rassemblements tenus partout en France depuis le 6 janvier le montrent sans détour. Commentaire officiel, bien dans la manière du syndicat : « La procédure judicaire engagée par Michel Ramery ne fera pas plier la Confédération paysanne dans sa détermination. Au contraire. L’Etat doit faire en sorte de stopper ce projet, et de mener une politique cohérente pour l’agriculture. Il s’agit aujourd’hui d’enrayer la disparition des paysans, notre disparition. Qu’avons-nous à perdre ? ».

Notre enquête continue demain…
Tous les volets de l’enquête et d’autres informations sont rassemblées dans Le Dossier de la Ferme des Mille Vaches.

Source : Fabrice Nicolino pour Reporterre.
Photos :
. chapô : Ouest France
. agrocarburants :Sofiproteol
. Confédération paysanne : Midi libre
. Pierre-Alain Prévost : Reporterre.

http://www.reporterre.net/spip.php?article5210

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